À Marseille, Mahler et Berg à la mémoire des anges innocents
LA CHRONIQUE D’OLIVIER BELLAMY. Le maestro Lawrence Foster a dédié le concert des
« Kindertotenlieder » et du concerto « À la mémoire d’un ange » à tous les enfants qui meurent dans le monde.
Par Olivier Bellamy
Publié le 22/11/2023 à 09h04
Un sourire enfantin aux lèvres, malgré ses 82 ans, Lawrence Foster avance à petits pas vers le podium, sous le regard bienveillant de l’orchestre et du public. Depuis le Covid, qui a failli le tuer, son poumon lui prête l’air avec parcimonie, mais le feu de sa passion reste intact.
Chef adoré par ses musiciens, il a désigné son successeur – le jeune Michele Spotti – avec un rare esprit de responsabilité, sans abandonner pour autant l’Orchestre philharmonique de Marseille, qui sait ce qu’il lui doit. Ce musicien juif roumain né à Los Angeles, véritable bibliothèque d’Alexandrie, est un disciple de Bruno Walter et, à ce titre, l’un des meilleurs dépositaires de la grande tradition des œuvres de Mahler et du répertoire de la Mittel-Europa.
Proche de Daniel Barenboim, il est aussi un citoyen du monde. Avant le concert, il dit au public que le hasard de la programmation nous plonge dans deux chefs-d’œuvre inspirés par la mort d’enfants, alors qu’au Proche-Orient des enfants sont morts, meurent et vont mourir. Le chef d’orchestre choisit donc de dédier le concert à tous les enfants morts. Sans distinction. « Car un enfant qui meurt au bout de vos fusils est un enfant qui meurt », chantait Barbara dans « Perlimpinpin ».
De manière plus intime, c’est aussi une façon, pour lui, de tendre la main à un frère aîné disparu avant sa naissance. « Par un temps pareil, jamais je n’aurais dû envoyer les enfants dehors », dit le quatrième lied. Des mots qui résonnent étrangement sous sa baguette, car ils étaient prononcés par sa propre mère…
Une voix qui flotte entre ciel et terre
Gustav Mahler a composé ses Kindertotenlieder entre 1901 et 1904, d’après cinq textes de Rückert. Le poète avait perdu ses deux enfants préférés pendant le terrible hiver 1833-1834. Rückert est, pour Mahler, ce que Müller était pour Schubert. Son double. Mais le compositeur du Voyage d’hiver a été le premier à mettre Rückert en musique (Du Bist die Ruhe).
Familiarité avec la mort, goût pour les marches funèbres, tendance à mêler le sourire et la douleur, Mahler est bien le petit frère de Schubert. Le premier lied commence en ré mineur, tonalité du quatuor La Jeune Fille et la Mort, de Schubert, et utilise le glockenspiel de La Flûte enchantée de Mozart. Le dernier s’éteint en ré majeur : « Tout se désagrège dans la douceur et dans la paix », disait Henry-Louis de La Grange.
Le caractère poignant des mélodies, la finesse de l’instrumentation, le raffinement de l’harmonie font de ces cinq Chants sur la mort des enfants l’un des sommets de l’œuvre de Mahler. Michel Pastore, le remarquable directeur du Festival Musiques Interdites a eu l’idée de les faire entendre deux fois, d’abord avec baryton puis mezzo-soprano. Les deux versions cohabitent.
Le cycle a été créé par le baryton Friedrich Weidemann, à Vienne, en janvier 1905 – à deux jours de l’anniversaire de Schubert –, mais c’est la version avec contralto qui s’est imposée depuis que Kathleen Ferrier les a chantés sous la direction de Bruno Walter.
De fait, quels que soient les mérites de Mathias Hausmann, belle voix et excellent musicien, l’interprétation d’Aude Extrémo, sous la direction poétique de Lawrence Foster, nous émeut davantage. Parce qu’elle est une femme, parce que son timbre grave nous remue les tripes, et parce que sa voix flotte entre ciel et terre.
L’amour de la vie et l’heure de la mort
Alma Mahler ne voulait pas que son mari mette en musique les Kindertotenlieder « après avoir serré ses propres enfants sur son cœur ». Elle pensait que c’était jouer avec le feu et « peindre le diable sur le mur ». De fait, Satan a fini par sortir du mur. En 1907, annus horribilis du compositeur,il démissionne de la direction de l’Opéra de Vienne, apprend que ses jours sont comptés à cause d’une maladie de cœur et, surtout, sa fille aînée, Maria – « Putzi », l’amour de sa vie – est emportée par la scarlatine.
Alma raconte qu’ils avaient de longues conversations chaque matin. Elle était « entêtée et inaccessible », comme lui. Mahler ne s’est jamais remis de sa disparition. Il mourra quatre ans plus tard en murmurant le nom de Mozart. Autre enfant mort.
De tous les admirateurs de Mahler, Alban Berg était le plus fervent et le plus génial. Il chérissait la Symphonie n° 9, où il entendait le choc entre l’amour de la vie et l’heure de la mort. En 1935, bouleversé par la mort de Manon Gropius, fille d’Alma Mahler – de nouveau frappée par le destin – et de l’architecte Walter Gropius, fondateur du Bauhaus, Berg compose son Concerto pour violon.
Intitulé À la mémoire d’un ange, ce sera son adieu au monde, car il mourra le soir de Noël de la même année. L’œuvre est en deux mouvements. Le premier est un portrait plein de vie de Manon, le deuxième un requiem qui cite le choral de Bach, « Es ist Genug ».
Une vraie symphonie concertante
Lawrence Foster, qui a dirigé la création américaine de Lulu – l’opéra inachevé de Berg –, est fin connaisseur de cet univers lyrique et spirituel, où pas une note n’est en trop. La partie soliste est interprétée avec sensibilité par la violoniste bulgare Albena Danailova.
Première femme à être premier violon solo de l’Orchestre philharmonique de Vienne, elle partage ce poste prestigieux avec son mari Rainer Honeck et un Palestinien israélien, Yamen Saadi, formé au conservatoire Barenboïm-Saïd de Nazareth, et premier « Konzertmeister » non-européen du plus bel orchestre du monde.
La complicité musicale et amicale entre Albena Danailova et Lawrence Foster est totale. Ainsi, grâce à l’engagement des musiciens marseillais, et en dépit de l’acoustique ingrate du Silo, nous avons entendu une vraie symphonie concertante, comme le voulait Berg, et non un concerto de soliste.
Le concert s’est achevé par quelques mesures du choral de Bach, en une invitation à la paix. Mais si, pour Bach, le mot « genug » signifie « comblé », Lawrence Foster l’a utilisé dans son autre acception. « Es ist genug », autrement dit : « ça suffit ! », d’une voix tendue par l’émotion.